Une histoire de sous marins par Michel Bosco
C’est notre expert européen, Michel Bosco, qui se livre ci-dessous à une passionnante analyse de l’affaire du contentieux des sous-marins qui a opposé France, l’Australie et les Etats-Unis. Ceux qui liront l’intégralité du billet mesureront mieux la complexité de cette affaire. (prévoir 5 minutes).
Il y a quelques mois, le gouvernement australien annonçait renoncer à son achat d’une flotte de sous-marins à la France (des sous-marins que Naval Group, constructeur naval français, allait construire avec le support de partenaires comme Thales et plusieurs sous-traitants européens et australiens.) A leur place, l’Australie va acheter quelques sous-marins construits par les Etats-Unis d’Amérique et le Royaume Uni.
Trahison ! C’est que qu’ont clamé en cet automne 2021 le gouvernement français, Naval Group et Thales, quand le gouvernement australien dénonçait ce contrat.
Trahison ! C’est sans doute ce qu’avaient clamé des fournisseurs historiques de la marine australienne comme le constructeur General Dynamics Electric Boat et les chantiers navals de Huntington Ingalls Industries au milieu de la décennie passée, quand la France et la DCNS, puis Naval Group, signaient ce contrat cadre pour équiper la marine australienne, « garde-côte » du monde occidental dans le Pacifique austral.
Trahisons ? Je dirais plutôt : savants traitements d’un cocktail d’enjeux géopolitiques et d’intérêts économiques. Des situations normales, finalement, quand il s’agit de défense nationale.
Quelques critères qui ont pesé sur ce revirement, d’ordre géopolitique, d’abord :
Au-delà d’un contrat industriel pour renouveler sa flotte de sous-marins, l’Australie noue ici une alliance avec les Etats-Unis d’Amérique et le Royaume Uni, contre la Chine. En quelque sorte, le volet naval d’un OTAN du Pacifique Sud. N’oublions pas que l’Australie est le territoire « occidental » le plus proche de cette Chine, comme la Pologne et les Etats baltes le sont de la Russie. En cas de conflit mondial, l’Australie pourrait être envahie par l’armée chinoise en quelques semaines – rappelons-nous que les Japonais ont menacé les côtes australiennes pendant la seconde guerre mondiale. La France n’a jamais été en mesure de proposer une coopération de ce type à l’Australie.
Les 3 pays d’AUKUS, avec en plus le Canada et la Nouvelle Zélande, constituent l’alliance des « 5 eyes », les « cinq yeux », qui partagent instruments d’écoutes et de renseignements autour du Globe. AUKUS dans le domaine naval vient compléter cette alliance préalable des « 5 eyes ». Cette appartenance de l’Australie aux « 5 eyes » constituait d’ailleurs un souci pour la France au regard du contrat cadre avec Naval Group : comment les services australiens allaient-ils traiter les informations secrètes nécessairement partagées dans le contrat, n’allaient-ils pas les « fuiter » vers les pays des « 5 eyes » ? Le paradoxe est encore plus grand et inextricable quand on se souvient que la France a elle-même un accord de coopération et d’échange d’informations avec les « 5 eyes », dont elle fait partie du premier cercle extérieur …
La coopération en matière de défense se construit sur des décennies, et le substrat à l’accord franco-australien des années 2015 et suivantes était bien fragile : les années « atomiques » de la France dans le Pacifique, pendant lesquelles Nouvelle Zélande et Australie s’opposaient à la politique française dans la région, sont toujours présentes dans la mémoire des services de renseignement et des militaires des uns et des autres, qui s’espionnaient alors. Un niveau de confiance de la profondeur nécessaire pour se lancer dans les coopérations structurantes envisagées par la France et l’Australie n’était sans doute pas encore là – nous ferons allusion à certaines conséquences industrielles de cette défiance un peu plus loin.
Quelques critères industriels, ensuite :
Le contrat franco-australien prévoyait en « offset » un retour industriel pour l’industrie australienne de l’ordre de 60%. L’industrie australienne était-elle prête à absorber de tels montants ? Il est remarquable de voir que depuis les années 2015 et suivantes, un axe majeur de la politique industrielle australienne a consisté à « transformer » son industrie technologique pour la rendre opérationnelle dans le contexte de la défense et du spatial. Il est aussi notable que les investissements à date étaient encore loin d’avoir porté les fruits attendus, et que l’industrie australienne n’était sans doute toujours pas, en 2021, en mesure d’être sous-traitée de façon adéquate.
Naval Group et ses partenaires européens hésitaient à partager suffisamment de données sensibles pour fluidifier la coopération avec leurs sous-traitants : en l’occurrence, les industriels français se portent garant de la protection d’informations « secret » et « très secret », et, dans le doute, se doivent d’en empêcher l’accès non-autorisé, tout en permettant aux travaux d’avancer … ce qui se traduit très logiquement par des retards et des surcoûts dus à ces efforts de dissimulation tout à fait compréhensibles, mais sans doute sous-estimés lors de l’établissement du devis …
La coopération internationale est toujours compliquée, même entre voisins et amis de longue date (comme la coopération navale entre Naval Group et son homologue italien Fincantieri, par exemple). La coopération entre nations situées littéralement aux antipodes les unes des autres, en décalage horaire de 8 à 10 heures, et adeptes de systèmes de droits sociaux différents, peut devenir cauchemardesque : par exemple, le nombre d’heures travaillées annuellement par un expatrié français en Australie constitue moins de deux-tiers du temps presté par son homologue local, ce qui peut occasionner quelques quiproquos lors de l’établissement de plannings …
Je m’arrêterai à ces quelques exemples, dont l’objet n’était que d’illustrer à la fois la complexité et l’importance critique de telles situations dans un Etat souverain. Ils mettent en lumière que la coopération envisagée était en fait, sur le fond, risquée et incertaine.
Un autre aspect intéressant de ce renoncement, c’est le contexte de son annonce – et de la communication qui l’a entourée :
La gestion de cette « séparation » est elle-même, à mon avis, d’une complexité est encore plus grande que le fond de l’affaire : interviennent alors des critères liés aux questions de politiques nationales particulières à chaque partie, et des personnalités impliquées !
Pourquoi ces cris d’orfraie du côté français, alors qu’il est probable que beaucoup de ce qui a été révélé au public en septembre était connu de nombreux acteurs politiques, diplomatiques, militaires et du renseignement ? Le Royaume Uni aurait-il été inclus dans la nouvelle alliance si le pays était toujours membre de l’Union européenne ? Que deviennent les très possibles accords « offset » secrets entre France et Australie ; n’ont-ils pas évolué en accords compensatoires entre France et AUKUS, ou France et pays des « 5 eyes » ? Les autorités australiennes ont-elles fait preuve de maladresse ? – On dit le Premier ministre Scott Morrison mal entouré, et la rumeur court dans les cercles diplomatiques que son cabinet a mal calculé la différence d’heure entre les 2 capitales, et que l’Elysée n’a donc pas pu être informé avant la communication du renoncement à la presse australienne …
Quoi qu’il en soit, ces pratiques entre alliés sont normales. Il est salutaire pour la République française, qui se doit de protéger ses concitoyens à travers sa diplomatie, et sa défense, de construire des alliances avec des nations dont les valeurs sont compatibles avec celles qu’elle-même propose. Il est aussi salutaire de défendre ses intérêts économiques. Il est malheureusement difficile de gagner chaque fois sur les 2 plans …
En l’occurrence, la coopération en matière de sécurité, très forte, opérationnelle, qui existe entre la France et l’ensemble des pays cités plus haut dans cet article, semble préservée à l’issue de cette querelle. C’est pourquoi je parlais de séparation, et non pas de divorce, plus haut. Paradoxalement, la situation de l’Australie est plus complexe : sa coopération avec la France en matière d’industrie de la défense était compatible avec sa politique commerciale très ouverte vers la Chine. Son choix récent sera plus difficilement acceptable par Beijing : comment commercer extensivement avec la Chine, et s’en remettre à l’adversaire principal de la Chine pour sa sécurité ? Un grand écart …
Du point de vue industriel, l’impact de cette renonciation n’est pas négligeable pour la France, non seulement parce qu’elle vide une belle partie du carnet de commandes de Naval Group, mais aussi parce que les budgets nationaux ne seront sans doute pas à même de compenser le manque, et qu’une conséquence supplémentaire en sera de freiner le développement de bâtiments de guerre et de technologies plus performantes, dans un contexte de compétition technologique militaire globale.
Cette situation est malheureusement inhérente à ce type d’activités économiques, comme la viniculture est sujette aux aléas climatiques : les prévisions en matière de variations géopolitiques, comme climatiques, restent peu fiables. Il s’agit, dans les 2 cas, d’être préparé aux échecs et de rebondir, comme la France et Naval Group sont peut-être en train de le faire avec la Grèce.